CHAPITRE XXVI
Nous étions debout près de la voiture. Pendant quelques minutes, personne ne dit rien. Le colonel Julyan passa son étui à cigarettes à la ronde. Favell avait le teint gris et semblait très secoué. Je remarquai que ses mains tremblaient en allumant sa cigarette. L’homme à l’orgue de Barbarie s’arrêta de jouer un instant et sautilla vers nous, sa casquette à la main. Maxim lui donna deux shillings. Puis il retourna à son orgue de Barbarie et commença une autre chanson. L’horloge de l’église sonna six heures. Favell se mit à parler. Sa voix était hachée, désinvolte, mais son visage était toujours gris. Il ne regardait aucun de nous, il regardait sa cigarette qu’il tournait entre ses doigts.
« Un cancer, dit-il. Est-ce qu’on sait si c’est contagieux ? »
Personne ne lui répondit. Le colonel Julyan haussa les épaules.
« Je ne m’étais jamais douté, dit Favell. Elle n’avait rien dit à personne, même à Danny. Quelle histoire effroyable, hein ? Qui aurait pensé ça de Rebecca ? Vous n’avez pas envie de boire quelque chose ? Moi je suis complètement à plat et je l’avoue. Un cancer ! Bon Dieu ! »
Il s’adossa au côté de sa voiture et mit ses mains sur ses yeux.
« Dites à ce crétin avec son orgue de Barbarie de foutre le camp, dit-il. Je ne peux pas supporter sa sacrée musique.
— Ne serait-il pas plus simple que nous nous en allions nous-mêmes ? dit Maxim. Pouvez-vous conduire votre voiture, ou voulez-vous que Julyan s’en charge ?
— Laissez-moi une minute, murmura Favell. Ça va aller. Vous ne pouvez pas comprendre. Ça m’a fait un de ces coups.
— Tenez-vous, pour l’amour du Ciel, dit le colonel Julyan. S’il vous faut de l’alcool, rentrez dans la maison et demandez à Baker. Il doit savoir traiter les cas de ce genre. Mais ne vous donnez pas en spectacle dans la rue.
— Oh ! vous êtes magnifique, vous, dit Favell en se redressant et en regardant le colonel Julyan et Maxim. Vous n’avez plus à vous en faire. Maxim est en bonne posture, maintenant, hein ? Vous le tenez, votre motif, et Baker vous le fournira noir sur blanc sans frais de port, dès que vous le lui demanderez. Vous pourrez dîner à Manderley une fois par semaine, pour la peine, et vous vous sentirez fier de vous. Sûr que Maxim vous demandera d’être le parrain de son premier enfant.
— Si nous montions en voiture ? dit le colonel Julyan à Maxim. Nous pourrons faire nos plans tout en roulant. »
Maxim ouvrit la portière et le colonel Julyan monta. Je repris ma place devant. Favell était toujours adossé à sa voiture et ne bougeait pas.
« Je vous conseille de rentrer directement chez vous et de vous mettre au lit, dit sèchement le colonel Julyan, et conduisez doucement, sinon vous vous retrouverez en prison pour homicide. Je puis aussi vous prévenir maintenant, car je ne vous reverrai plus, que j’ai, en ma qualité de magistrat, certains pouvoirs que vous constaterez si vous remettez jamais les pieds à Kerrith ou aux envions. Le chantage n’est pas un bien beau métier, monsieur Favell. Et nous savons comment traiter ceux qui l’exercent, si étrange que cela puisse vous paraître. »
Favell regardait Maxim. La teinte grise de son visage s’effaçait, et son ancien et déplaisant sourire revenait à ses lèvres.
« Oui, c’a été un coup de veine pour vous, Max, n’est-ce pas ? dit-il lentement. Vous croyez avoir gagné, hein ? Mais la loi peut vous rattraper, et moi aussi... »
Maxim mit la voiture en marche.
« Vous avez encore quelque chose à dire ? lui demanda-t-il. Parce que, dans ce cas, vous feriez mieux de vous dépêcher.
— Non, dit Favell, je ne vous retiens pas. Vous pouvez partir. »
Il recula vers le trottoir, toujours souriant. La voiture partit. Au moment de tourner le coin de la rue, je regardai derrière moi et je le vis debout qui nous suivait des yeux ; il agita la main, il riait.
Nous roulâmes quelque temps en silence. Puis le colonel Julyan prit la parole.
« Il ne peut rien faire, dit-il. Ce sourire et ce salut font partie de son bluff. Tous ces types se ressemblent. Il n’a pas l’ombre d’une preuve où accrocher sa thèse. Le témoignage de Baker en aurait vite raison. »
Maxim ne répondit pas. Je le regardai de côté, mais son visage ne m’apprit rien.
« J’avais bien l’impression que Baker nous donnerait la solution, dit le colonel Julyan ; l’allure clandestine de ce rendez-vous et le fait qu’elle n’en eût rien dit à Mrs. Danvers. Elle avait ses doutes, vous voyez. Elle savait qu’il y avait quelque chose de mauvais. C’est terrible, évidemment. Terrible. Cela pouvait suffire à faire perdre la tête à une jeune et jolie femme. »
Nous roulions sur la grande route droite. Poteaux télégraphiques, autocars, voitures de sport, petites villas isolées dans leurs jardins tout neufs. Tout cela filait devant mes yeux en laissant dans ma pensée des images dont je me souviendrais toujours.
« Je pense que vous ne vous étiez jamais douté de rien, Winter ? dit le colonel Julyan.
— Non, répondit Maxim. Non.
— Il y a des gens qui en ont une peur morbide, continua le colonel Julyan. Les femmes surtout. Ça a dû être le cas. Elle avait du courage pour tout. Sauf pour ça. Elle ne pouvait accepter l’idée de souffrir. Enfin, ça lui a été au moins épargné.
— Oui, dit Maxim.
— Je pense qu’il ne serait pas mauvais que je laisse entendre à Kerrith et dans le comté qu’un médecin de Londres nous a donné le motif du suicide. Au cas où on bavarderait. On ne peut jamais prévoir, vous savez. Les gens sont drôles, parfois. S’ils savent la maladie de Mme de Winter, cela vaudra mieux pour vous.
— Oui, dit Maxim, je comprends. »
Nous traversions les faubourgs du nord et repassions par Finchley et Hampstead.
« Six heures et demie, dit le colonel Julyan. Quelles sont vos intentions ? J’ai une sœur qui habite St. John’s Wood et j’ai bien envie d’aller lui demander à dîner à l’improviste, après quoi je prendrai le dernier train à Paddington. Je sais qu’elle est là. Je suis sûr qu’elle sera également ravie de vous voir tous les deux. »
Maxim hésita et me regarda.
« C’est très aimable à vous, lui répondit-il, mais je crois que nous préférons aller de notre côté. Il faut que je téléphone à Frank, et j’ai encore certaines choses à faire. Je pense que nous dînerons tranquillement n’importe où et que nous passerons la nuit dans une auberge sur la route. Oui, je crois que c’est ce que nous allons faire.
— Parfait, dit le colonel. Je vous comprends. Ça vous ennuierait de me déposer chez ma sœur ? C’est dans une de ces avenues-là. »
Maxim arrêta la voiture un peu au-delà de la grille.
« Il est impossible de vous remercier pour tout ce que vous avez fait aujourd’hui, dit-il. Vous devinez ce que j’éprouve sans que j’aie besoin de vous le dire.
— Mon cher, dit le colonel Julyan, je suis trop heureux. Si seulement nous avions su ce que Baker savait, rien de tout cela ne serait arrivé. Mais n’y pensez plus. Il faut oublier tout ça comme un épisode désagréable et malheureux. Je suis bien sûr que Favell ne vous causera plus d’ennuis. S’il recommençait, je compte sur vous pour m’en aviser aussitôt. Je sais comment en venir à bout. « Il descendit de voiture, rassemblant son pardessus et sa carte. « À votre place, dit-il sans nous regarder, je partirais un peu. Prenez des vacances. »
Nous ne répondîmes pas. Le colonel Julyan s’efforçait de replier sa carte.
« La Suisse est très agréable en cette saison, dit-il. Je me rappelle y avoir passé des vacances avec mes filles. Nous nous sommes très bien amusés. Il y a des promenades ravissantes. « Il hésita, s’éclaircit la voix. « Il est possible que certaines petites difficultés surgissent, dit-il, non du côté de Favell, mais de quelques personnes du pays. On ne sait pas au juste ce que Tabbe a pu dire, ce qu’on a colporté, et cetera. C’est absurde, évidemment. Mais vous connaissez le dicton : Loin des yeux, loin du cœur. Quand les gens ne sont pas là, on ne parle pas d’eux. C’est ainsi. »
Il resta un moment à compter ses accessoires.
« Je crois que j’ai bien tout. Carte, lunettes, canne, pardessus. Tout y est. Alors, au revoir, tous les deux. Ne vous fatiguez pas trop. La journée a été dure. »
Il entra par la grille et monta le perron. Je vis une femme s’approcher de la fenêtre, sourire et agiter la main. Nous reprîmes notre route et tournâmes le coin de l’avenue. Je m’étendis à demi sur mon siège et fermai les yeux. Maintenant que nous étions de nouveau seuls et que l’angoisse s’était dissipée, j’éprouvais une sensation de soulagement presque trop forte. C’était comme la percée d’un abcès. Maxim ne disait rien. Je sentis sa main couvrir la mienne. Nous roulions au milieu des véhicules et je ne les voyais pas. J’entendais le bourdonnement des autobus, la trompe des taxis, l’inlassable grondement de Londres, mais je n’en faisais pas partie. Je reposais dans quelque autre lieu, frais, calme et silencieux. Plus rien ne pouvait nous atteindre. Nous étions sortis de notre crise.
Quand Maxim arrêta la voiture, j’ouvris les yeux et me redressai. Nous étions devant un des innombrables petits restaurants des rues étroites de Soho. Je regardai autour de moi, engourdie, stupide.
« Tu es fatiguée, dit Maxim. Vide et fatiguée et bonne à rien. Tu te sentiras mieux après avoir mangé. Moi aussi. Entrons ici et commandons tout de suite à dîner. En même temps, je pourrai téléphoner à Frank. »
Nous descendîmes d’auto. Il n’y avait personne dans le restaurant que le maître d’hôtel, un garçon et une jeune femme derrière la caisse. Il faisait sombre et frais. Nous prîmes une table dans un coin. Maxim fit le menu.
« Favell avait raison de réclamer de l’alcool, dit-il. J’en ai besoin et toi aussi. Tu vas prendre du brandy. »
Le maître d’hôtel était gros et souriant. Il nous servit de petits pains croustillants. Je me mis à en dévorer un. Mon brandy était doux, chaleureux, étrangement réconfortant.
« Après le dîner, nous repartirons tout doucement, dit Maxim. Il fera déjà plus frais. Nous trouverons un village sur la route où passer la nuit. Et nous serons à Manderley demain matin.
— Oui, dis-je.
— Tu n’avais pas envie de dîner chez la sœur de Julyan ?
— Non. »
Maxim vida son verre. Ses yeux cernés paraissaient plus grands. Ils étaient sombres dans la pâleur de son visage.
« Est-ce que tu crois que Julyan a deviné la vérité ? « dit-il.
Je le regardai par-dessus le bord de mon verre et ne dis rien.
« Il sait, dit Maxim lentement. Il sait sûrement.
— S’il le sait, il n’en dira jamais rien. Jamais, jamais.
— Non », dit Maxim.
Il commanda un second brandy au maître d’hôtel. Nous restions paisibles et silencieux dans notre coin sombre.
« Je pense, reprit Maxim, que Rebecca m’avait menti exprès. Un bluff suprême. Elle voulait que je la tue. Elle avait tout prévu. C’est pour ça qu’elle riait. C’est pour ça qu’elle est morte en riant. »
Je ne dis rien. Je buvais mon brandy à l’eau. Tout était fini, tout était réglé. Cela n’avait plus d’importance. Ce n’était pas la peine que Maxim fût si pâle et ému.
« Ç’a été sa dernière farce, dit Maxim. La meilleure. Et je ne suis pas sûr quelle n’ait pas gagné, même maintenant.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Comment peut-elle avoir gagné ?
— Je ne sais pas, dit-il. Je ne sais pas. « Il vida son second verre. Puis il se leva de table. « Je vais téléphoner à Frank », dit-il.
Je restai assise dans mon coin et le garçon m’apporta un plat de langouste. C’était chaud et très bon. Je pris aussi un second brandy à l’eau. J’étais bien là, et rien n’avait beaucoup d’importance. Je souris au garçon. Je redemandai du pain en français sans savoir pourquoi. Ce restaurant était agréable et intime. Maxim et moi étions ensemble. Tout était arrangé. Rebecca était morte. Rebecca ne pouvait plus nous faire de mal. Elle avait fait sa dernière farce, comme disait Maxim. Elle ne pouvait plus rien nous faire à présent. Au bout de dix minutes, Maxim revint.
« Eh bien, dis-je d’une voix qui sonnait lointaine à mes oreilles. Comment va Frank ?
— Frank va très bien, dit Maxim. Il attendait au bureau, il attendait mon coup de téléphone depuis quatre heures déjà. Je lui ai raconté ce qui s’était passé. Il a paru content, soulagé.
— Oui, dis-je.
— Mais il y a quelque chose de bizarre, dit Maxim lentement, un pli entre les sourcils. Il croit que Mrs. Danvers est partie. Elle a disparu. Elle n’a rien dit à personne, mais elle a dû passer la journée à faire ses malles ; sa chambre est vide et le porteur de la gare est venu chercher ses bagages vers quatre heures. Frith a téléphoné à Frank à ce moment-là, et Frank lui a dit de lui envoyer Mrs. Danvers au bureau. Il l’a attendue, mais elle n’est pas venue. Dix minutes environ avant que je l’appelle, Frith avait appelé Frank pour lui dire qu’on avait téléphoné de Londres pour Mrs. Danvers, qu’il avait branché la communication sur la chambre de celle-ci et qu’elle avait répondu. Ce devait être vers six heures dix. À sept heures moins le quart, il avait frappé à sa porte et trouvé la chambre vide. On l’a cherchée partout sans la trouver. On pense qu’elle est partie. Elle a dû quitter la maison directement par les bois. Elle n’est pas passée par la grille.
— Est-ce que ce n’est pas une bonne chose ? dis-je. Cela nous évite des tas d’ennuis. Il aurait fallu la congédier de toute façon. Je pense qu’elle avait deviné, elle aussi. Elle avait une drôle d’expression hier soir. J’y pensais dans la voiture en venant ce matin.
— Je n’aime pas ça, dit Maxim. Je n’aime pas ça.
— Elle ne peut rien faire, insistai-je. Si elle est partie, tant mieux. C’est Favell, évidemment, qui lui a téléphoné. Il a dû lui raconter ce que Baker avait dit, et aussi ce que le colonel Julyan avait dit. Le colonel Julyan lui a dit que s’il y avait la moindre tentative de chantage, nous devrions l’en aviser. Ils n’oseront pas. Ils ne peuvent pas. C’est trop dangereux.
— Je ne pensais pas à un chantage, dit Maxim.
— Qu’est-ce qu’ils peuvent faire d’autre ? Il faut suivre le conseil du colonel Julyan. Il faut oublier tout cela. N’y pensons plus. C’est fini, chéri, fini. Nous devrions en remercier Dieu à genoux. »
Maxim ne répondit pas. Il regardait devant lui dans le vide.
« Ta langouste refroidit, dis-je. Mange, chéri ! Cela te fera du bien. Tu as besoin de manger. Tu es fatigué. »
Je lui disais les mots qu’il m’avait dits. Je me sentais mieux, plus forte. C’était moi, maintenant, qui prenais soin de lui. Il était fatigué, pâle. Mais il n’y avait pas à se tourmenter. Mrs. Danvers était partie. De cela aussi nous devions remercier Dieu.
« Mange », lui dis-je.
Tout allait changer. Je ne serais plus intimidée par les domestiques. Mrs. Danvers partie, j’apprendrai peu à peu à diriger la maison. J’irais parler au chef à la cuisine. On m’aimerait, on me respecterait. On oublierait bientôt que Mrs. Danvers n’eût jamais commandé. J’apprendrais aussi à diriger le domaine. Je demanderais à Frank de m’expliquer les choses. Ce qu’on faisait à la ferme. Comment on décidait les travaux du parc. Je me mettrais aussi à jardiner et ferais faire des transformations, avec le temps. Cette petite pelouse carrée, avec la statue du faune devant la fenêtre du petit salon. Je ne l’aimais pas. On enlèverait le faune. Il y avait des tas de choses que je pourrais faire peu à peu. Des gens viendraient en visite et je n’en souffrirais pas. Ce serait intéressant d’arranger leurs chambres, d’y mettre des fleurs et des livres, de commander les menus. Nous allions avoir des enfants. Sûrement, nous allions avoir des enfants.
« Tu as fini ? demanda soudain Maxim. Je ne veux plus que du café. Noir, très fort, s’il vous plaît, et l’addition », ajouta-t-il s’adressant au maître d’hôtel.
Je me demandais pourquoi il fallait partir si tôt. On était bien dans ce restaurant et rien ne nous réclamait ailleurs. Je me plaisais là, la tête contre le dossier de la banquette, rêvant d’un avenir aimable. J’aurais pu rester ainsi très longtemps.
Je suivis Maxim d’une démarche pas très assurée et en bâillant.
« Écoute, dit-il, quand nous fûmes dehors. Est-ce que tu crois que tu pourrais dormir dans la voiture si je t’enveloppais dans la couverture et t’installais derrière ? Il y a des coussins et aussi mon pardessus.
— Je croyais que nous coucherions en route ? dis-je. Dans un hôtel.
— Je sais, mais j’ai l’impression qu’il faut rentrer cette nuit. Est-ce que tu crois que tu pourras dormir dans la voiture ?
— Oui, dis-je en hésitant. Peut-être.
— Il est huit heures moins le quart. En partant tout de suite, nous pouvons être là à deux heures et demie. La route ne doit pas être très encombrée.
— Tu vas être fatigué, dis-je, tellement fatigué.
— Non. Il secoua la tête. Je serai très bien. Je veux rentrer. Il y a quelque chose de grave. Je le sais. Je veux rentrer. »
Son visage était anxieux, étrange. Il ouvrit la portière et se mit à disposer la couverture et les coussins dans le fond de la voiture.
« Qu’est-ce qu’il peut y avoir de grave ? dis-je. C’est drôle de se tourmenter ainsi quand tout est arrangé. Je ne te comprends pas. »
Il ne répondit pas. Je grimpai dans le fond de la voiture et m’étendis en chien de fusil. Il m’enveloppa dans la couverture. C’était beaucoup plus confortable que je n’aurais cru.
« Tu es bien ? dit-il. Tu es sûre que ça t’est égal ?
— Oui, dis-je en souriant. Je suis très bien. Je vais dormir. Je ne tiens pas à m’arrêter dans un hôtel. C’est beaucoup mieux de rentrer directement. Nous serons à Manderley avant le lever du soleil. »
Il s’installa au volant. Je fermai les yeux. La voiture partit et je sentais le léger balancement des ressorts sous moi. J’enfouis mon visage dans un coussin. Le mouvement de la voiture était régulier et mon esprit suivait son rythme. Les images défilaient par centaines derrière mes yeux fermés, choses vues, choses sues et choses oubliées. Elles se suivaient dans un dessin irraisonné. La plume du chapeau de Mrs. Van Hopper, les chaises au dossier droit de la salle à manger de Frank, la grande fenêtre de l’aile ouest à Manderley, la robe rose de la dame souriante au bal costumé, une paysanne sur une route près de Monte-Carlo.
Parfois, je voyais Jasper chassant les papillons sur la pelouse, parfois c’était le fox-terrier du docteur Baker se grattant l’oreille à côté d’une chaise longue. Je sentais l’odeur des bois, la mousse humide et les pétales des azalées flétries. Je tombai dans un bizarre sommeil sans suite, revins de temps à autre à la réalité de ma posture recroquevillée et au dos de Maxim devant moi. Le crépuscule était devenu obscurité. Il y avait des autos éclairées qui passaient sur la route. Il y avait des villages avec des petites lumières derrière des rideaux fermés. Je me retournai et me rendormis.
Je voyais l’escalier de Manderley et Mrs. Danvers en noir qui m’attendait. Comme je grimpais l’escalier, elle recula sous la voûte et disparut. Je la cherchai et ne la trouvai pas. Puis son visage me regarda à travers une porte et je criai et elle disparut de nouveau.
« Quelle heure est-il ? « dis-je.
Maxim se retourna. Son visage était pâle et fantomatique dans l’ombre de la voiture.
« Il est onze heures et demie, dit-il. Nous avons fait plus de la moitié du chemin. Essaie de dormir encore.
— J’ai soif », dis-je.
Il s’arrêta à la ville suivante. L’homme du garage dit que sa femme n’était pas couchée et qu’elle allait nous faire du thé. Nous descendîmes de voiture et entrâmes dans le garage. Je tapais des pieds pour y ramener le sang. Maxim fumait. Il faisait froid. Un vent aigre soufflait par la porte ouverte et battait le toit de fer. Je frissonnai et boutonnai mon manteau.
« Oui, il fait frisquet, ce soir, dit le garagiste en manœuvrant la pompe à essence. La vague de chaleur est finie et c’est la dernière de l’été. On pensera bientôt à faire du feu.
— Il faisait très chaud à Londres », dis-je.
Sa femme nous apporta du thé. Il sentait le bois, mais il était chaud. Je le bus avidement, avec plaisir. Maxim regardait déjà sa montre.
« Nous devrions partir, dit-il. Il est minuit dix. »
Je quittai à regret l’abri du garage. Le vent froid me soufflait au visage. Il y avait des nuages parmi les étoiles.
« Oui, dit le garagiste, voilà la fin de l’été. »
Nous remontâmes en voiture. Je me réinstallai sous la couverture. La voiture partit, je fermai les yeux. L’homme à la jambe de bois tournait la manivelle de son orgue de Barbarie et l’air de Roses de Picardie bourdonna dans ma tête au balancement des ressorts. Frith et Robert apportaient le thé dans la bibliothèque. La gardienne me saluait sèchement et appelait son petit garçon. Je voyais les modèles de bateaux dans la maisonnette de la crique. Je voyais les toiles d’araignées accrochées aux mâts. J’entendais la pluie sur le toit, et le bruit de la mer. Je voulais aller dans la Vallée Heureuse et elle n’était pas là. Il y avait des bois tout autour de moi, il n’y avait pas de Vallée Heureuse. Rien que des arbres sombres et de jeunes fourrés. Les hiboux ululaient. La lune luisait sur les fenêtres de Manderley. Il y avait des orties dans le jardin.
« Maxim, criai-je, Maxim !
— Oui, fit-il. Je suis là.
— J’ai eu un rêve, dis-je, un rêve.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Je ne sais pas. »
Je retombai dans des profondeurs inquiètes et mouvantes. J’écrivais des lettres dans le petit salon. C’était des invitations que j’envoyais. Je les écrivais toutes moi-même avec une grosse plume noire. Et quand je regardai ce que j’avais écrit, ce n’est pas ma petite écriture carrée que je vis, mais une longue écriture penchée avec des pointes curieusement aiguisées. Je repoussai les cartes et les cachai. Je me levai et allai au miroir. Un visage me regardait qui n’était pas le mien. Il était très pâle, très joli, auréolé de cheveux sombres. Les yeux se plissèrent et sourirent. Les lèvres s’écartèrent. Le visage dans le miroir me regardait et riait. Et je vis qu’elle était assise devant la coiffeuse de sa chambre et que Maxim lui brossait les cheveux. Il tenait les cheveux dans ses mains et, tout en les brossant, les roulait pour en faire une épaisse et longue corde. Elle s’enroula comme un serpent et il la prit à deux mains et, tout en souriant à Rebecca, la mit autour de son cou.
« Non, hurlai-je. Non, non. Allons en Suisse. Le colonel Julyan a dit qu’il fallait que nous allions en Suisse. »
Je sentis la main de Maxim sur mon visage.
« Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il. Qu’est-ce qu’il se passe ? »
Je m’assis et rejetai mes cheveux qui couvraient mon front.
« Je ne peux pas dormir, dis-je. Ce n’est pas la peine.
— Tu as dormi, dit-il. Tu as dormi deux heures. Il est deux heures et quart. Nous sommes à trois kilomètres au-delà de Lanyon. »
Il faisait encore plus froid qu’avant. Je frissonnais dans l’ombre de la voiture.
« Je viens à côté de toi, dis-je. Nous serons à la maison à trois heures. »
Je grimpai au-dessus du dossier et m’assis à côté de lui, regardant devant moi à travers le pare-brise. Je posai la main sur son genou. Je claquais des dents.
« Tu as froid, dit-il.
— Oui. »
Les collines s’élevaient devant nous et plongeaient et s’élevaient de nouveau. Il faisait très sombre. Les étoiles étaient parties.
« Quelle heure as-tu dit qu’il était ? Demandai-je.
— Deux heures vingt.
— C’est drôle. On dirait que l’aube va poindre par là, derrière les collines. Mais ce n’est pas possible, il est trop tôt.
— Ce n’est pas par là, dit-il. Tu regardes à l’ouest.
— Je sais, dis-je. C’est drôle, n’est-ce pas ? »
Il ne répondit pas et je continuai à observer le ciel. Il semblait s’éclairer à mesure que je le regardais. C’était comme la première lueur rouge du levant. Peu à peu, elle s’étendit à travers le ciel.
« C’est en hiver qu’on voit l’aurore boréale, n’est-ce pas ? dis-je. Pas en été ?
— Ce n’est pas l’aurore boréale, dit-il. C’est Manderley. « Je le regardai et vis son visage. Je vis ses yeux.
« Maxim, dis-je. Maxim, qu’y a-t-il ? »
Il conduisait de plus en plus vite. Nous gravîmes la colline devant nous et vîmes Lanyon étendue dans un creux à nos pieds. À notre gauche il y avait le fil argenté de la rivière qui s’élargissait vers l’estuaire de Kerrith à cinq kilomètres de là. La route de Manderley était devant nous. Il n’y avait pas de lune. Le ciel au-dessus de nos têtes était d’un noir d’encre. Mais le ciel à l’horizon n’était pas noir du tout. Il était éclaboussé de pourpre, comme taché de sang. Et des cendres volaient à notre rencontre avec le vent salé de la mer.